DOCERE

Simone Weil

« Les problèmes que le marxisme n’a pas résolus n’ont pas non plus été résolus par les faits; ils sont de plus en plus aigus. Bien que les ouvriers vivent mieux qu’au temps de Marx - du moins dans les pays de race blanche, car il en est autrement, hélas, aux colonies; et même la Russie doit peut-être être exceptée - les obstacles qui s’opposent à la libération des travailleurs sont plus durs qu’alors. Le système Taylor et ceux qui lui ont succédé ont réduit les ouvriers bien plus encore qu’auparavant au rôle de simples rouages dans les usines; à l’exception de quelques fonctions hautement qualifiées. Le travail manuel, dans la plupart des cas, est encore plus éloigné du travail de l’artisan, plus dénué d’intelligence et d’habileté, les machines sont encore plus oppressives. La course aux armements pousse plus impérieusement encore à sacrifier le peuple tout entier à la production industrielle. La machine de l’État se développe de jour en jour d’une manière plus monstrueuse, devient de jour en jour plus étrangère à l’ensemble de la population, plus aveugle, plus inhumaine. Un pays qui tenterait une révolution socialiste devrait très vite en arriver, pour se défendre contre les autres, à reproduire en les aggravant toutes les cruautés du régime qu’il aurait voulu abolir, sauf le cas où une révolution ferait tache d’huile, Sans doute peut-on espérer une pareille contagion, mais elle devrait être immédiate ou ne pas être, car une révolution dégénérée en tyrannie cesse d’être contagieuse; et, entre autres obstacles, l’exaspération des nationalismes empêche qu’on puisse raisonnablement croire à l’extension immédiate d’une révolution dans plusieurs grands pays. »

— Simone Weil, Œuvres : Sur les contradictions du marxisme, éd. Quarto Gallimard, p. 362

« Comme les esclaves, comme les serfs, ils sont malheureux, injustement malheureux; il est bon qu’ils se défendent, il serait beau qu’ils se libèrent; il n’y a rien à en dire de plus. Ces illusions qu’on leur prodigue, dans un langage qui mélange déplorablement les lieux communs de la religion à ceux de la science, leur sont funestes. Car elles leur font croire que les choses vont être faciles, qu’ils sont poussés par derrière par un dieu moderne qu’on nomme Progrès, qu’une providence moderne, qu’on nomme l’Histoire, fait pour eux le plus gros de l’effort. »

— Simone Weil, Œuvres : Sur les contradictions du marxisme, éd. Quarto Gallimard, p. 363

« On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l'ennemi en moins. »

— Simone Weil, Œuvres : Lettre à Georges Bernanos, éd. Quarto Gallimard, p. 409

« J'avais dix ans lors traité de Versailles. Jusque-là j'avais été patriote avec toute l'exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d'humilier l'ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d'une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu'il peut subir. »

— Simone Weil, Œuvres : Lettre à Georges Bernanos, éd. Quarto Gallimard, p. 409